Ces cinq dernières années ont bouleversé nos repères collectifs. La «fenêtre d’Overton» – qui montre comment une idée impensable devient acceptable en période de crise – s’est spectaculairement déplacée en Suisse, selon certains observateurs. Cette évolution interroge nos valeurs et notre manière de vivre ensemble. Comment concilier des valeurs jugées «éternelles» avec cette fenêtre en perpétuel mouvement? 

La pandémie de Covid-19 a illustré ce phénomène. Qui aurait imaginé, avant 2020, que le traçage numérique ou un pass sanitaire seraient acceptés dans une Suisse attachée aux libertés individuelles? Lors du référendum de novembre 2021, plus de 60% des Suisses ont approuvé ces mesures inédites malgré d’importantes résistances. Des mouvements comme les Amis de la Constitution ont mobilisé des milliers de manifestants dénonçant une dérive autoritaire. Cette crise a ainsi ouvert un débat durable sur les limites de la surveillance numérique et la protection des données, y compris dans des secteurs sensibles comme la finance.

La neutralité suisse a également été ébranlée par la guerre en Ukraine. L’adhésion aux sanctions européennes contre la Russie et les discussions inédites sur la réexportation d’armes suisses vers Kiev ont divisé l’opinion publique. Alors que des personnalités, comme l’ancienne ministre des Affaires étrangères socialiste Micheline Calmy-Rey, plaident pour une neutralité «active», certains élus de l’UDC dénoncent un rapprochement avec l’OTAN comme une «trahison». Pourtant, selon l’étude «Sécurité 2023» de l’EPFZ, 55% des Suisses envisagent désormais favorablement un rapprochement avec l’Alliance atlantique. Ce revirement démontre combien les lignes politiques peuvent évoluer rapidement sous l’effet d’une crise majeure. 

Sur le plan socio-économique, la pandémie a accéléré l’adoption d’idées auparavant marginales. Rejeté en 2016, le revenu universel a retrouvé une cré- dibilité après l’intervention massive de l’Etat durant la crise sanitaire. Une initiative populaire fédérale lancée fin 2021 propose désormais d’expérimenter concrètement le revenu de base.

Le télétravail est un autre exemple révélateur. Avant la pandémie, seuls 3% des Suisses travaillaient régulièrement à domicile; ce chiffre a bondi à 34,1% en 2020, selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), modifiant durablement les pratiques des entreprises et les dynamiques du marché immobilier dans les grandes agglomérations. Des entreprises réticentes ont adopté un modèle hybride, signe d’un profond changement culturel. Ces mutations ont été amplifiées par l’usage massif des réseaux sociaux, facilitant une mobilisation citoyenne inédite sur divers sujets. Ces plateformes ont permis une diffusion rapide des idées, accélérant la chute de nombreux tabous. Sous la pression climatique, des mesures jugées liberticides, comme les quotas individuels de carbone ou les zones urbaines sans voiture, pourraient devenir envisageables. Cependant, sur d’autres fronts, comme la fiscalité ou l’immigration, les débats restent conservateurs, montrant que certaines fenêtres demeurent fermées. 

La fenêtre d’Overton évolue vite. A l’avant-garde de nombreuses innovations sociales, la Suisse doit gérer la tension entre adaptation rapide et préservation de la stabilité. Face à cette accélération, le débat démocratique reste essentiel pour déterminer collectivement où tracer les limites de l’acceptable, tout en préservant les valeurs démocratiques et éthiques. Ainsi, chacun doit naviguer entre permanence des convictions fondamentales et nécessité d’intégrer continuellement de nouveaux repères pour bâtir une société résiliente et équitable.